Crise sanitaire: opposer des « jeunes imbéciles » à des « vieux cons » ne nous aidera pas à instaurer une société plus altruiste
Carte blanche parue sur le site de la libre le 13 juillet 2020
J’ai pris connaissance de la carte blanche, « Lettre ouverte aux jeunes imbéciles qui prennent le coronavirus pour un problème de vieux cons », parue dans La Libre en date du 11 juillet 2020. Cette vision dichotomique entre « jeunes imbéciles » et « vieux cons »(qualificatif hypothétiquement donné par les premiers aux seconds), entre jeunesse un peu crétine et baby-boomers grincheux, me pose problème, parce que je pense sincèrement qu’elle manque de nuances et de perspectives. J’ai, sur ces jeunes que je côtoie quotidiennement comme enseignant, un regard bien différent. Mais, comme le disait Dostoïevski : « Chacun ne peut juger que d’après soi-même. »
Commençons par le portrait du « jeune imbécile » qui se rit, non pas de l’archer (je laisse cette référence à l’appréciation), mais du coronavirus. Pour rappel, les « jeunes » ont été les premiers à être exposés, à nouveau, aux risques de cette pandémie. Les écoles furent les premiers lieux à déconfiner et ce sont des cohortes d’élèves et d’étudiants qui ont regagné les bancs de l’école avec, souvent, la peur et l’appréhension. Et puis ces mêmes jeunes ont du réapprendre le vivre ensemble, l’être à l’école et les distances sociales. Ils ont changé leurs habitudes, ils ont dû s’adapter et suivre des consignes strictes. Pour les jeunes un peu moins jeunes, à savoir les étudiants, les tribulations académiques et les affres des cours en ligne mal fichus (les professeurs ne maîtrisant pas toujours les rudiments de l’informatique) qu’ils ont dû subir n’ont en rien facilité leur parcours. À l’âge des relations sociales, de la découverte, de l’appétit intellectuel et de l’envie de vivre, le monde leur a dit de rentrer chez eux et de s’enfermer. Et, au vu des chiffres et des avis d’experts, pas pour les protéger eux, mais pour protéger les ainés. Pas toujours dans de bonnes conditions. Pas toujours de façon cohérente. Pas toujours de façon stricte. Mais ils l’ont fait.
Egoïstes ?
Et puis ce « jeune » serait, évidemment et selon les stéréotypes, « égoïste ». D’ailleurs, l’année passée, des milliers de ces mêmes « jeunes égoïstes » sont descendus dans les rues pour crier, haut et fort, le besoin impérieux de prendre des mesures d’envergure pour agir en faveur du climat. Ils ont voulu porter leur voix à l’échelle fédérale et européenne. Ces « baby-boomers vertueux » (qui seraient, selon ces « jeunes », de « vieux cons ») les ont éconduits avec dédain. Ces mêmes adultes condescendants sont aussi ceux qui, rappelons-le, ont permis de bâtir un système capitaliste inégalitaire. Ils ont aussi, au choix : spéculé, pendant des années, sur le marché immobilier rendant aujourd’hui l’accès à la propriété difficile ou impossible, précipité notre monde dans les énergies fossiles sans rechigner, laissé l’économie et les lobbies prendre le contrôle du monde politique, ont permis de construire un système oligarchique où les enfants des uns sont les dirigeants des autres, où les individus se réunissent en groupes homogènes et fermés et où l’école exacerbe les inégalités qui se répercutent dans toutes les strates de la société. Cette liste est, évidemment, non-exhaustive. Quand il s’agit de protéger les « jeunes imbéciles » on utilise des circonvolutions pour éluder, autant que possible, la question. Quand il s’agit de protéger les « vieux cons », là c’est tout le monde chez soi et gel hydroalcoolique pour tous.
Culpabilisés
Une vision dualiste critiquable donc, entre générations, saupoudrée de stéréotypes. Que manque-t-il ? J’oubliais, la culpabilisation ! Comment peut-on, alors que la Belgique permet une évasion fiscale à hauteur de 172 milliards d’euros (chiffres pour 2019), remettre la crise économique à venir sur le dos de « ces jeunes irrespectueux » ? Quand bien même la crise sanitaire persisterait, si notre monde économique était mieux bâti, plus sainement, plus durablement, nous pourrions affronter ce genre de secousse mondiale plus sereinement. On pointe du doigt les comportements des » jeunes » alors que des ministres et cabinets remplis « d’experts » sont même incapables de gérer l’approvisionnement de masques voire, tout simplement, de le mettre correctement face à une caméra. Reprocher à des individus vivant le plus bel âge de ne pas être capables de le vivre au fond d’une chambre, d’un kot ou d’un appartement minuscule (avec, parfois, des enfants en bas âges), enfermés entre quatre murs, c’est déjà un pas que je n’oserais pas faire. Mais en plus de tout cela, faire porter la responsabilité ultime d’un enchaînement bien plus complexe de causes et d’effets prenant racine dans les méandres d’une économie obsolète et saturée, là ça frôle l’insulte faite à toute une génération. Car ces « vieux cons » qui ont miné notre monde ont aussi tiré tous les bénéfices acceptables d’années fastes pour traverser aujourd’hui le confinement dans l’allégresse.
Ainsi je plaide non pas pour un monde binaire fait de « jeunes imbéciles » et de « vieux cons », mais pour un monde où les uns se préoccupent des autres. Où l’on fait preuve d’abnégation lorsqu’il s’agit de prendre en compte des intérêts altruistes supérieurs. Et ce, sans verser dans les stéréotypes et les généralités. Si mon métier m’a bien appris une chose, c’est la nuance. Et à l’heure de la prudence épistémique et des réseaux sociaux pris d’assaut par les sophistes, il est plus que nécessaire d’en faire un principe de précaution.
Ces jeunes que je côtoie comme enseignant, je leur donne toute ma reconnaissance, déclaration d’amour que je leur fais. Ils se sont adaptés et n’ont pas perdu leurs idéaux. J’espère du fond du cœur qu’ils arriveront à faire mieux que les « vieux cons » qui les ont précédés. C’est d’ailleurs ça qui me fascine dans ce métier, rendre mes élèves plus grands que je ne le suis. C’est avec déférence que je leur enseigne la nuance et avec humilité que je leur donne les clés du monde de demain. Et ce, en toute confiance. Sans quoi, le temps qu’ils apprennent à vivre, il sera déjà trop tard (référence finale que je laisse aussi à l’appréciation).
Régis Falque, un jeune imbécile plus tout jeune.