La vie critique – Cas #1 : Fariboline
Fariboline (1) est professeure de sciences dans le degré inférieur (en France, équivalent collège). Aujourd’hui, elle partage sur Facebook l’article du journal Le Figaro : « La moitié des Français estime que les médias publient des fausses informations ». Elle l’accompagne des mots suivants :
Ouf les gens ont un esprit critique qui commence à s’aiguiser ! Quant aux médias eux , ils feraient bien d’avoir un discours un peu plus varié… on n’entend quasiment jamais qu’un son de cloche ( et qui fait sonner la cloche ??? ) La liberté de presse (sic) … mon oeil , le 4ème pouvoir est entrain (sic) de péricliter !
Ce que serait l’esprit critique
Tout d’abord, en dénonçant les médias, Fariboline souhaite surtout dénoncer ceux qui… n’abondent pas dans son sens. Ce qui l’embête, ce n’est pas tant le travail journalistique que celui qui va à l’encontre de ses croyances et de ses opinions. En somme, tout ce qui crée un état de dissonance cognitive (2) qui lui semble difficile à gérer, qui crée de la frustration ou le trouble dans son esprit. Je ne peux que me représenter de façon assez floue ce que cachent les mots « esprit critique » (EC) quand ils sont utilisés de cette façon. Mais je suppute, sans trop m’aventurer, qu’il s’agit là d’une orientation idéologique antisystème tout ce qu’il y a de plus dogmatique. Un comble quand on parle d’esprit critique. Cela se confirme au fil de la conversation quand, dans ses commentaires, elle mentionne ceci : « L’esprit critique c’est remettre en question ce que l’on nous assène comme des vérités uniques. » Loin de moi l’idée que chacun·e puisse se référer à des définitions plus pointues. Cependant, avancer péremptoirement une définition de l’EC tout en dénoncer les discours, eux-mêmes supposés péremptoires, de certains médias, c’est quelque peu surprenant. Mais cette définition de l’EC correspond à une vision naïve, de celle qu’on rencontre dans les cafés des villes le matin.
Pour faire court, voici deux définitions de l’EC avec lesquelles j’aime travailler et qui amènent, je crois, à plus de précision :
« Une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire. » (Ennis, 1987) (3)
« Pratique évaluative fondée sur une démarche réflexive, autocritique et autocorrective impliquant le recours à différentes ressources (connaissances, habiletés de pensée, attitudes, personnes, informations, matériel) dans le but de déterminer ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire (au sens épistémologique) ou de faire (aux sens méthodologique et éthique) en considérant attentivement les critères de choix et les diversités contextuelles. » (Gagnon, 2011) (4)
Ces définitions restent imparfaites et soulèvent plus de questions que de réponses. Cependant, elles nuancent fondamentalement les propos de Fariboline qui, de son côté, semble verrouillée sur une démarche idéologique. Pour elle, l’esprit critique serait une remise en question absolue, sorte d’anathème qui laisse entrevoir, plus loin dans la réflexion (et cela se confirmera) une forme de relativisme épistémique.
Le Phare à « on » et l’information
Fariboline déploie une rhétorique relativement bancale remplie d’implicites et de généralités. Quand elle parle de « médias », de quoi parle-t-elle ? Un discours « varié », qu’est-ce à dire ? « Un son de cloche », mais encore ? « Qui fait sonner la cloche ??? » suggère des intentions cachées… sans que l’on sache qui et/ou quoi. L’utilisation des termes « 4ème pouvoir » fait-il référence, dans son esprit, à la presse ? Aux médias ? Et à nouveau, quels types de médias ? Il semble là que les concepts mentionnés sont mal maîtrisés ou, à tout le moins, le sont seulement pour révéler son positionnement. Cela m’en dit plus sur ses intentions que sur celles qu’elle semble dénoncer. Intuition validée dans les commentaires où elle parle des « médias officiels », qu’elle semble opposer, de façon dichotomique, aux « médias alternatifs » évidemment porteurs de plus de « neutralité » (sic). Ou plutôt de sa neutralité (habile oxymores). On retrouve encore cela dans la définition mentionnée supra où elle fait référence à une « vérité unique » qu’« on » nous assène. Qui est ce « on » ? Une figure un peu floue qui regroupe, probablement, tout ce qui va à l’encontre de ses opinions et croyances.
Prolongeant la réflexion, je lui ai demandé ses sources d’information. Sans grande surprise (pardon pour le côté blasé), elle me mentionne divers exemples avec, notamment, le Professeur Martin Zizi, médecin phare du média compl… pardon, « neutre » (sic), France Soir. C’est gênant. Très gênant. Pour une professeure de sciences, jeter un œil sur une étude, une méta-analyse, ou quelque chose d’un peu convenable me semble être une démarche plus constructive. Ou simplement se souvenir de la pyramide des preuves (outil qu’elle devrait, me semble-t-il, probablement utiliser dans le cadre de son cours) et du peu de crédit donné à la collecte d’opinions éparses entre experts sur des médias douteux. Mais il semblerait que je me sois fourvoyé.
La confirmation dans la quête de neutralité
Le biais de confirmation influence la façon dont Fariboline traite l’information. Ce qu’elle souhaite crier au monde, c’est, à peu de choses près : « Les médias traditionnels nous manipulent ». Le concevoir est tout à fait possible. Mais sur quelle base ? Déjà, il est drôle de constater que Fariboline partage un article du Figaro (journal de droite possédé par Dassault) pour dénoncer la manipulation réalisée par les « élites ». Mais si elle avait pris le temps de lire l’étude, elle aurait remarqué que, finalement, les médias traditionnels arrivent… au-dessus des autres sources d’information (les réseaux sociaux croupissant en bas de classement). La défiance citoyenne est globale, et les médias traditionnels s’en sortent le mieux.
Et puis, à nouveau, il n’y a aucun argument de fond. Seulement une opposition à ce qui n’est pas en phase avec sa vision du monde. Si dire « je ne suis pas d’accord » suffisait pour construire de la connaissance et se forger une opinion, le monde se porterait (encore plus) mal.
Donc la « neutralité » serait, dans l’esprit de Fariboline, la multiplicité des points de vue non-neutres. Une sorte d’équilibre où tout s’annule. La neutralité, ce serait chercher à tout prix la contradiction. Et c’est par la diversité des médias (dont France Soir donc), qu’on pourrait y prétendre. Je constate qu’elle n’est pas aussi motivée à rechercher la contradiction lorsqu’elle soutient ses opinions et croyances. Une quête à sens unique en somme, dont le point de départ est toujours le même : sa propre dissonance.
« Faisez vos propres recherches »
La communauté de Fariboline semble au taquet, puisqu’une autre Fariboline (elles portent le même nom, coïncidence ?) mentionne : « Fais comme moi, cherche ! Tu trouveras ton bonheur. On est jamais si bien servi que par soi même. » C’est élégant comme formulation. Entre ses propres biais et l’absence de méthode, rien n’indique une quelconque démarche épistémique. À nouveau, j’entrevois le spectre du cherry picking avec une forte orientation idéologique. J’ai la sensation, un peu amère, de baigner dans une bulle où la contradiction semble impossible, parmi des tenants pourtant autorevendiqués de la contradiction elle-même. Mais, après ce long monologue auquel j’assiste un peu béat, ce n’est plus étonnant.
Car la seconde Fariboline m’explique alors comment faire une recherche : « La bonne solution est à mon humble avis (et qui n’appartient qu’à moi), de chercher toutes les infos et notamment celles qui se contredisent ainsi que la manière dont elles sont présentées. » Mon cœur balance entre tendresse et agacement. Le premier sentiment me vient de la naïveté sincère du propos tenu (aspect péremptoire, croyance en l’exhaustivité, etc.), le second du maternalisme dont elle fait preuve à mon égard. Je sens pratiquement le tapotement sur mon épaule accompagné d’un « mon petit ». Dans la situation inverse, j’aurais été taxé de mansplaining. Mais quand c’est une femme qui t’explique ton métier, alors ça va. Merci pour les conseils. J’en prends bonne note. Heureusement que l’on m’éclaire de tant de connaissances.
Le courant du « Faites vos propres recherches » (caricaturé par le « Faisez vos propres recherches »), ne peut être sans rappeler, outre-Atlantique, le mouvement Qanon. Il s’agit tout le moins d’un positionnement ultra-individualiste où l’on pense pouvoir, seul et à l’aide de son ordinateur, s’approprier (et comprendre) tout le savoir du monde. Toujours dans un mouvement de défiance face à tout ce qui semble un tant soit peu institutionnalisé. Cela se résume souvent à confirmer ses croyances en se référant à quelques experts qui parlent comme on entend après de succinctes recherches sur le Web (exercice qui semble déjà d’un très grand niveau épistémique, vu le contentement de Fariboline I et II). Du point de vue de l’analyse, il s’agit surtout de signaliging, anglicisme qui peut se traduire plutôt comme un acte de communication vers l’extérieur visant à se positionner et signaler son positionner idéologique dans et à la sphère publique. On est bien loin de l’idéal de connaissance revendiqué. Plutôt l’expression d’un individualisme qui fait écho au positionnement politique des journaux utilisés (pour rappel, Le Figaro et France Soir) dans l’argumentaire des concernées.
L’esprit critique est mort, vive l’esprit critique
Pour résumer, Fariboline est l’avatar d’une vision dogmatique que l’on retrouve habituellement chez les « antisystèmes » autoproclamés, usant d’implicites révélant une posture classique du conspirationnisme maladroit et tombant dans les biais du traitement de l’information polarisé. Un golden trio que les réseaux sociaux aiment charrier avec légèreté. Dans les méandres d’une définition bancale, elle adopte de l’EC un point de vue personnel qui sert ses intérêts idéologiques. Sous le couvert de neutralité, elle défie les lois les plus fondamentales de ce concept dont elle se revendique pourtant. Le tout avec une rhétorique laborieuse qui, parfois, fait peine à voir. Et tout ça au nom de l’esprit critique dont elle n’est, finalement, que le dernier clou du cercueil.
C’est finalement ça qui me désole le plus (et qui n’est pas sans rappeler l’étude de Dunning-Krugger sur le sujet), subir une définition fallacieuse et orientée, donnée avec aplomb, de ce qu’est l’esprit critique, tout est étant à mille lieues de ce qu’est, in fine, ce même esprit critique. Et de tenter d’amener des individus à questionner, de façon incrémentale, leur propre humilité épistémique. En vain.
Je me demande, incrédule, qui de Fariboline ou moi « est entrain (sic) de péricliter » ?
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(1) Nom d’emprunt
(2) En psychologie sociale, la dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction les unes avec les autres. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances. Ce concept est formulé pour la première fois par le psychologue Leon Festinger dans son ouvrage A theory of cognitive dissonance (1957). (Wikipédia)
(3) Ennis, R. H. (1987). A taxonomy of critical thinking dispositions and abilities. In J. B. Baron & R. J. Sternberg (Eds.), Teaching thinking skills: Theory and practice (pp. 9–26).
(4) Gagnon, M. (2011). Proposition d’une grille d’analyse des pratiques critiques d’élèves en situation de résolution de problèmes dits complexes. Revue Recherches Qualitatives, 30(2), 122 – 147.