Il faut que je vous parle d’une chose simple et pourtant vertigineuse : ma santé mentale (lire à cet égard https://doi.org/10.4000/14kwd). Et, indissociablement, de mes recherches. Les deux s’entrecroisent comme deux lignes sur un même sismogramme.

J’ai grandi avec une sensibilité que j’appellerai redoutable, faute de mieux : don les bons jours, malédiction les autres. Elle me jette tour à tour dans des joies grisantes et des tristesses qui ont le goût du fond. Malgré cela, je m’acharne à l’empathie : prendre soin, éviter de blesser, ne pas nuire. J’aimerais être de ceux qu’on désigne, un peu naïvement, comme des « gentils ». Mais chacun se croit gentil ; c’est toujours l’autre qui tient le rôle du méchant. Cette illusion confortable me rappelle qu’il faut, plus que jamais, surveiller ses propres angles morts.

Mon métier, celui d’écrire une thèse à l’Université de Namur sur la pensée critique et son enseignement, m’oblige à habiter les ateliers de la connaissance : comment nous pensons, ce à quoi nous croyons, ce que nous tenons pour vrai, comment nos idéologies frôlent, heurtent, s’ignorent ou s’éclairent. J’examine tout cela dans le miroir de l’éducation au développement durable et de la transition, un champ stratégique souvent encombré de certitudes rapides et de billevesées tenaces. Si nous devons changer, que ce soit sur des bases saines.

Il y a des jours où je me demande comment les épistémologues, les cognitivistes, les économistes du comportement ne basculent pas dans le chagrin métaphysique. Le médecin soigne, et on lui demande de soigner. Le pompier sauve, et on lui demande de sauver. Le garagiste répare, et on lui demande de réparer. Le chercheur en pensée critique, lui, se voit expliquer son propre métier avant d’être conspué lorsqu’il rectifie, modestement, un réel brouillé par des biais, des sophismes, des convictions invérifiées. Et constamment cette ritournelle qui m’invite à la prudence avec style et nuance : « Don’t be a dick ».

Ma défense a deux ailes : d’un côté, la scène (ma conférence-spectacle *L’Instant critique*) où ma parole peut s’essayer à la franchise. De l’autre, le quotidien, où je me tais plus souvent que je ne parle, tant l’asymétrie est lourde : la parole gratuite circule sans entrave, la parole contrariante, elle, gêne. Se taire use. Parler expose. Entre les deux, je fatigue.

Pourtant, j’aime la discussion. Je la veux exigeante et féconde. J’adhère à cette idée (dans mon jargon, d’aucuns la nomment « théorie pragma-dialectique ») selon laquelle un désaccord ne se résout pas en triomphes rhétoriques, mais à la condition de règles partagées : respect des personnes, des preuves, des inférences, du droit à réviser son point de vue. Sans règles, la discussion devient un jeu sans cadre : chacun marque ses propres buts dans des cages imaginaires, et plus personne ne joue ensemble.

C’est peut-être là que je deviens, dit-on, « pénible ». Je n’ai plus la politesse de célébrer des idées creuses. Je refuse les diatribes qui confondent volume et validité. J’ai besoin (besoin… non caprice) du fil de votre pensée : d’où partez-vous ? Quelles raisons m’offrez-vous ? Quelles preuves acceptez-vous de soumettre à l’épreuve ? Si vous me demandez de croire, donnez-moi de quoi croire raisonnablement.

Et peut-être, alors, que ma santé mentale en respirera mieux. Peut-être que je me sentirai enfin moins étranger parmi mes semblables. Car, aujourd’hui, je cherche une place que je ne trouve plus. J’ai besoin, urgemment, de cesser d’étouffer à force de retenir ma parole. Besoin d’ouvrir l’air, de laisser circuler la pensée sans craindre qu’elle soit aussitôt rejetée. Besoin d’un espace où la vérité puisse se risquer, et où la fragilité même de nos voix ait droit de cité.

Ces mots, ce n’est ni une plainte ni une leçon ; c’est une invitation. Prenons soin de nos nerfs comme de nos normes. Accordons à la conversation ce que nous accordons à la musique : une tonalité, un rythme, une écoute. J’y mets ma sensibilité, toute entière. Mettez-y vos raisons. Entre les deux, peut-être, quelque chose comme la vérité fera son chemin.

J’ai besoin de retrouver un espace qui ne soit pas clos, ni cadenassé par la peur d’offenser. De laisser circuler l’air, non pas en aérant à tout vent, mais en ouvrant des fenêtres choisies, cadrées, hospitalières. Là où la parole n’est pas immédiatement rejetée comme une poussière dérangeante, mais accueillie comme une tentative de dire le monde, fragile et sincère.

Peut-être est-ce cela, au fond, la quête : un lieu où penser n’est pas une faute, où douter n’est pas une trahison, où parler n’est pas une agression. Un lieu où l’on peut respirer ensemble, sans craindre d’étouffer dans le silence ou dans le vacarme. C’est selon.

Alors, faisons de nos échanges ce qu’ils devraient être : non pas des pugilats de certitudes, mais des préludes de nuances (sans sombrer dans la complaisance à tout va). Comme chez Chopin, chaque note importe, mais c’est l’entre-deux, le silence habité, qui donne au morceau sa vérité. Et composons en prenant soin de l’écriture musicale, cadrée, que l’on explore sans briser.